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«On nous a éduqués comme des individus libres, puis on nous a dit … – Le Nouvel Observateur

Pour retrouver Mehdi Faber, personnage central du roman de Tristan Garcia, il faut aller nulle part, c’est-à-dire en Ariège. Maigre, défait, il vit seul avec ses excréments dans une bâtisse isolée qui s’effondre, au pied de laquelle des vieilles paysannes menaçantes montent la garde. S’il faut retrouver Faber, c’est qu’il a disparu. On ne saura pas vraiment comment. Garcia mentionne sa participation à quelques expériences communautaires, vague évocation de l’autonomie façon Tarnac.

Celle qui vient tirer Faber de son trou ariégeois s’appelle Madeleine. Une amie d’enfance. Dans les établissements scolaires de Mornay, morne ville imaginaire et sinistrée, symbole du ventre mou français, Faber était un héros. Un chef de bande légendaire, supérieurement intelligent, rétif à la discipline. Quinze ans plus tard, il est littéralement dans la merde. Ses anciens disciples, eux, ont «baissé la tête» et trouvé des boulots pénibles. Impasse: sortir de la société est aussi périlleux que de se résoudre à y entrer.

Cette sinistrose sociale sert de toile de fond à ce roman d’aventure, remix postindustriel du Club des cinq. Faber ne retourne pas à Mornay pour rien. Quelqu’un lui veut quelque chose. Il a reçu d’étranges lettres, comme ses anciens camarades. Tristan Garcia poursuit un projet entamé avec l’excellent «Mémoires de la jungle», injustement démoli par la critique: réconcilier la littérature et le romanesque.

BibliObs Comment avez-vous eu l’idée de ce roman ?

Tristan Garcia Depuis longtemps, je souhaitais écrire un roman policier. Faber était d’abord un marginal amnésique qui enquêtait sur lui-même ; je pensais même en faire une sorte d’enquêteur récurrent. Puis mon intérêt pour le roman de détection s’est éteint. Le polar est devenu la littérature dominante. Il sert de structure dramatique par défaut: crime, enquête, distinction puis confusion de la vie privée et de la vie professionnelle de l’enquêteur, confrontation avec le mal, résolution. J’ai complètement abandonné l’idée. Je désirais écrire sur mon enfance et mon adolescence, mais en évitant l’évocation de souvenirs, ou la forme de l’autofiction. Je ne voulais pas me raconter (je n’ai aucun goût pour l’anecdote personnelle), mais rédiger une sorte de biographie de mon démon intérieur de jeunesse, transformer mes tourments de jeune homme en personnage. Ce personnage s’est peu à peu confondu avec Faber, le héros du roman policier auquel j’avais renoncé.

Donc Faber, c’est vous ?

Je ne lui ressemble pas: je suis de tempérament apaisé, réfléchi, très peu enragé. Faber est le contraire. Son intelligence, nerveuse et insatisfaite, ne reconnaît aucune limite. Il recherche l’absolu, et préfère déchoir tout à fait que s’accommoder de l’ordinaire. Dans un premier temps, il incarne le désir enfantin et adolescent de comprendre le monde entier, sans bornes. Il est l’hybris dans ce qu’elle de beau et de glorieux. Porté par l’amour et l’admiration de ses camarades, il est cet être que nous avons presque tous connu dans notre jeunesse: la personne charismatique, l’idole, le petit chef ou le petit dieu – qui ne connaît pas d’autres lois que les siennes.

Il est celui qui fascine, puis qu’on rejette. Il devient un démon, et comme je suis athée, j’essaie de redonner à cette idée une portée romanesque plutôt que religieuse ; il me semble que tous les démons sont des dieux déchus, les dieux auxquels on a cru et auxquels on ne croit plus. Il en va de même pour Faber: admiré follement par ses amis, il devient le démon de leur âge adulte, qui concentre leur culpabilité d’avoir grandi, d’être entrés dans la vie sociale, d’avoir cédé aux compromissions de l’existence ordinaire.

Le livre retrace une part fantasmatique de ma vie intérieure comme s’il s’agissait d’un personnage, ce qui me semblait un projet romanesque original – et en même temps l’essence du roman: faire la biographie non pas de soi (quel intérêt ?), mais d’une idée qu’on porte en soi. Faber et les autres personnages du roman incarnent diverses idées et idéaux que j’ai eus, ou que j’ai vu d’autres avoir, à l’enfance et à l’adolescence. Le récit de l’enfance des trois personnages principaux rappelle les livres de Catherine Missonnier, de Jean-Philippe Arrou-Vignod, ou même le Club des Cinq. J’aime beaucoup la littérature jeunesse, et elle influence le livre, aussi bien que le policier ou le fantastique.

Qu’est-ce qui vous plaît dans la littérature jeunesse ?

Contrairement à la littérature mûre et adulte, qui ne peut traiter de l’enfance que depuis le point de vue de sa perte, elle est un effort naïf pour faire semblant de parler de l’enfance aux enfants ; elle en conserve donc l’élan, quelque chose d’enthousiaste et de parfois maladroit. J’ai voulu raconter l’enfance de Faber, Basile et Madeleine ainsi, non pas seulement comme le souvenir d’un adulte, mais aussi comme une aventure destinée à d’autres enfants. Dans sa forme, ce roman a donc fini par incarner pour moi une sorte de fusion idéale de ces différents genres: la jeunesse, l’enquête et le fantastique. Mais cette forme est strictement au service de la construction d’un personnage qui m’a hanté, celui de Faber.

Faber, c’est aussi le démon de la radicalité politique. Au milieu du livre, il y a une ellipse : la participation de Faber à un projet politique alternatif qui a mal tourné. Est-ce une façon pour vous d’évoquer le mouvement autonome ?

Faber n’a rien à voir avec Julien Coupat, ou avec «l’Insurrection qui vient». Je suppose simplement qu’il a lu «Tiqqun» vers vingt ans, et qu’il a gravité dans le milieu «autonome» (terme vague, renié par ceux qu’il est supposé désigner). Beaucoup de jeunes gens ont déserté la ville, après avoir commencé des études universitaires, pour essayer de construire une autre forme de vie – et la crise économique ne fait que renforcer cette tentation.

À l’adolescence, j’ai été attiré par la lecture des «Lèvres nues», de Debord, puis de Negri, puis d’Agamben, et aussi de Mehdi Belhaj Kacem, d’«Evidenz» et de «Tiqqun», et j’ai connu des gens intéressés par l’idée qu’il fallait désormais tout interpréter en termes de guerre civile, de lignes de front, entre l’Empire et ce qui pouvait lui résister, des «singularités quelconques». Mais je n’y ai jamais vraiment cru. J’imagine simplement que mon personnage fait partie de ceux qui ont voulu s’en convaincre. Comme romancier, je m’attache à décrire des gens qui croient, parfois contre la réalité. Le contenu de la croyance n’est pas décisif. Il se trouve que vers vingt ans, l’idéal de Faber est celui d’une certaine autonomie politique, qui s’est cristallisée dans les années 2000. Mais en d’autres temps, il aurait pu être différent.

Le roman n’est donc pas politique ?

Je ne pense pas qu’un roman soit un diagnostic politique d’époque. C’est simplement un moyen de décrire comment des vies se débattent avec leur époque. Mon opinion sur mon temps n’a pas beaucoup d’intérêt – pas plus que l’avis de n’importe qui d’autre ; mais ce que je peux essayer de faire, comme romancier, c’est de montrer le lien entre la vie d’un individu, ce que l’époque lui fait et ce qu’il pense de cette époque en retour. Tout au long du livre, les personnages ne font pas l’apprentissage de la politique réelle: ils restent enfermés dans leur petite cellule protectrice, dans le cocon de leur amitié d’enfance fusionnelle. Faber détourne certains instruments politiques, les AG par exemple, mais au profit de son charisme personnel. Le roman évoque ce qui disparaît avec la jeunesse, cet idéal moral absolu qu’on passe ensuite sa vie à trahir, ou bien auquel on tente de demeurer fidèle sans parvenir à le maintenir inchangé.

Toujours est-il qu’à choisir, on préférerait ne pas être né à Mornay dans les trente dernières années.

Le livre évoque la destinée des classes moyennes d’un pays occidental moyen – économiquement et culturellement – comme la France. C’est l’atmosphère générale du roman, le sentiment qui y flotte. Ce n’est pas mon opinion, plutôt une toile de fond, pour y dessiner les personnages. Depuis deux ou trois ans, il existe dans le monde des mouvements de contestation politique structurée où la jeunesse est très présente, en Tunisie, en Egypte, mais aussi au Brésil, ou dans les différentes versions d’Occupy. Et puis il existe un sentiment de protestation plus vague, moins articulé, contre la vie qui nous est donnée. Étrangement, c’est souvent une révolte contre le libéralisme par les moyens du libéralisme, un retournement de certaines valeurs contre elles-mêmes. Je pense par exemple à la place qu’occupe, sur Internet, la critique d’Internet, ou au nombre de statuts Facebook consacrés à exprimer la perte de temps que constituerait Facebook.

Il s’agit alors non plus d’une revendication politique, mais d’un sentiment de frustration, de fatigue, presque de dégoût de soi. Les jeunes gens ont l’impression que le monde les enjoint d’être eux-mêmes, de penser par eux-mêmes, sans leur en donner les moyens matériels. C’est cette insatisfaction diffuse que j’essaye de rendre sensible.

Comment expliquez-vous cette insatisfaction ?

Depuis les années 1970, on éduque les enfants des classes moyennes de manière à en faire des individus. On leur présente comme idéal de vie la réalisation de soi ; on leur apprend à apprécier l’art, à réclamer du temps libre, à réfléchir à leur bien-être. Ils sont cultivés, créatifs, ont parfois fait de longues études. Ils aiment la musique, le cinéma, la lecture. Leur idéal est aussi le mien. Faber, Basile et Madeleine sont le résultat des Trente Glorieuses (ou de leur fantasme) en Europe, et de la libéralisation des mœurs des années 1960. Mais parvenus à l’âge adulte, ils se trouvent dans des pays affaiblis, en crise. Et cette promesse ne peut être tenue. Au mieux, chacun doit trouver un travail pour assurer sa survie sociale.

À notre génération, aux jeunes gens de la fin du XXe siècle, en Occident, on ne promettait plus une vie de travail à l’usine ou dans les champs, comme à nos grands-parents, mais une existence où le loisir, l’art, l’amour, le soin de soi, la recherche de la vérité, la découverte du monde occupaient une place importante. Tout – les films, les livres, les paroles des chansons, les émissions de télévision, l’école – nous disait que c’était ça la vraie vie, la vie désirable.

Or la crise économique rend cette vie-là inaccessible aux fils et aux filles des classes moyennes françaises – et encore plus dans les classes moyennes grecques, espagnoles, bientôt italiennes. L’amertume est terrible. Ils n’ont plus qu’à prendre la file et gagner de quoi vivre. Ils n’ont pas été élevés dans l’idée que le travail était le sens de la vie, mais ils sont obligés d’en chercher un ; et ce travail qui n’est guère désirable se fait rare, en plus. Il reste la précarité, l’intérim. Et puis le dépit et la rage.

Propos recueillis par David Caviglioli

Faber le destructeur, par Tristan Garcia, Gallimard, 480 p., 21,50 euros.

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Source Article from http://bibliobs.nouvelobs.com/rentree-litteraire-2013/20130830.OBS5058/on-nous-a-eduques-comme-des-individus-libres-puis-on-nous-a-dit-de-prendre-la-file.html
Source : Gros plan – Google Actualités

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